On estime que 88% des ménages suisses possèdent un réchaud et un caquelon à fondue.
Pour donner un autre chiffre, les Helvètes consomment 21 millions de portions chaque année, soit en moyenne trois par personne, vieillards et nourrissons compris.
La fondue est certainement un des deux piliers de l’identité gastronomique de tout descendant de Guillaume Tell, l’autre étant le chocolat.
Pourtant, le succès de cette drôle d’habitude alimentaire est bien plus récent qu’on ne l’imagine.
On ne saura sans doute jamais ni où, ni quand la fondue a été inventée. L’homme a d’abord capturé le feu, puis il a domestiqué la vache, ensuite, il a découvert l’alchimie du fromage.
Il était presque inévitable qu’un soir d’hiver, il décide d’en faire fondre la pâte, comme pour revenir au point de départ de cette métamorphose.
La plus ancienne trace écrite figure dans l’Iliade d’Homère. On y décrit un met à base de fromage de chèvre râpé sur une râpe en bronze, fondu, puis mêlé de vin et de blanche farine.
Cependant, les historiens s’accordent à dire que le plat est apparu simultanément dans toutes les régions jurassiennes et alpines qui fabriquent du fromage.
Ce qui donne le droit aux Helvètes d’en revendiquer la paternité.
Mais si la fondue est suisse, c’est Brillat-Savarin, un gastronome français, qui, en 1794, rédigera la première recette : Gruyère, oeuf et beurre.
Le vin n’apparaîtra dans les recettes qu’un bon siècle plus tard, en 1911, et le Kirsch en 1923.
La fondue est donc une tradition dont la recette évolue. Elle est aussi un grand succès de marketing.
Dans les années 30, le quotidien des Suisses se charge d’inquiétude. Au même moment, l’Union suisse du commerce du fromage décide de miser sur l’association fondue et bonne humeur pour doper ses ventes. Une idée aussi simple qu’efficace.
En 1940, à l’exposition universelle de New-York, le monde découvre le caquelon, et en retour, la Suisse se crée un nouveau motif de fierté.
Dès lors, la fondue prend rapidement racine dans l’image que les Suisses ont d’eux-mêmes. Le service à fondue devient le cadeau que l’on offre aux jeunes mariés. Dans les années 50, l’armée suisse s’équipe même de caquelons et un nouveau slogan ancre définitivement la fondue dans l’identité suisse alémanique : Figugegl, soit les premières lettres de : Fondue isch guet un git e gueti luune, merci ! traduction : la fondue est bonne et crée la bonne humeur.
Un tel succès ne pouvait manquer d’intéresser l’industrie. En 1960, Gerber lance sa première fondue prête à l’emploi. Depuis, avec cinq millions de portions par année, la marque est en tête du marché. Aujourd’hui, 2 fondues sur 3 préparées à la maison sont des mélanges prêts à l’emploi.
La fondue, c’est pas compliqué, très rapide et bon marché. Cela correspond exactement au concept moderne de convenience food ou aliment fonctionnel : des plats tout prêts à réchauffer pour personnes actives n’ayant pas le temps de cuisiner.
Et si la fondue n’a pas conquis la planète entière, c’est qu’il faut avoir été initié tôt dans la vie pour être capable de digérer ça. Idéalement, elle devrait être précédée d’une course de montagne à des températures négatives, parce que la charge calorique n’est pas négative du tout : comptez 1000 kilocalories pour une portion modeste avec le pain, mais sans le vin, la viande séchée de l’entrée et les meringues chantilly du dessert.
Il y a un autre fait frappant avec la fondue, c’est qu’il y a autant de variantes que de cuisiniers, chacun étant persuadé de détenir la perfection, le mariage idéal entre l’alcool et le fromage fondu. C’est un concept tellement basique que l’on peut même faire preuve d’audace en sortant des caquelons battus.
Dans les hauts de Neuchâtel, la Pinte de Pierre à Bot est le seul restaurant de Suisse romande qui livre la fondue à domicile. S'il avait été italien, Marc Lenggenhager aurait probablement ouvert une pizzeria. Mais en bon Neuchâtelois, son choix s’est porté sur la fondue. La différence s’arrête là. Comme la pizza, la fondue est un plat si simple, que l’on peut essayer d’y ajouter les ingrédients a priori les plus surprenants. Ainsi, chaque semaine, il expérimente une nouvelle recette: "Au Whisky, au Cognac, cela ne fonctionnait pas tellement, donc je les ai enlevées. Après, selon les saisons, on met par exemple de la courge en automne et on l'enlève après...etc."
La carte comprend ainsi une vingtaine de recettes dont une au curry, plusieurs aux champignons, une à la Guiness, entre autres. Mais le restaurant sert aussi des fondues traditionnelles. La prochaine nouveauté annoncée, la fondue à base de feta, lait et beurre. Mais cette recette est une exception, la Pinte demeure, en principe, fidèle aux fromages des montagnes neuchâteloises.
Le restaurant en écoule 3 tonnes par année, et, sur ce plan, l’expérience de la Pinte montre que l’on peut tout mettre dans une fondue, sauf un mauvais fromage. Pour Marc Lenggenhager, il est important de prendre "ce qui se fait de mieux dans le canton. On a essayé, au niveau rentabilité, de prendre des fromages moins chers, mais cela s’est avéré tout de suite être une mauvaise idée".
Outre la qualité, l’âge est également important. L’idéal étant des fromages doux, ou mi-salés, les pâtes trop mûres ayant tendance à trancher dans le caquelon.
En revanche, l’autre composante du mélange, à savoir le liquide, est nettement moins importante: "On a une fois fait l’expérience de tester la fondue neuchâteloise, c'est-à-dire plusieurs sortes de Juras, donc de Gruyères du canton, et on avait mis dans une de la bière, dans une autre du cidre et dans la troisième du vin blanc comme d’habitude. L’une à côté de l’autre, on voyait la différence, mais c’est vrai que si l'on était venu pour en goûter une seule, sans comparaison, il aurait été difficile de savoir que la base était avec de la bière. On aurait reconnu le fromage, mais pas le liquide."
Il faut quand même admettre que la Guiness donne une petite note maltée à la fondue. Pas désagréable, à condition bien sûr de fermer les yeux sur la tradition.
Il n’existe donc pas de recette déposée, mais ce qui définit le mieux une fondue, c’est quand même le choix des fromages. Sur le marché des mélanges à fondue, la plus répandue est la moitié-moitié. C’est celle que nous avons choisie, afin de comparer les marques entre elles. Nous avons acheté 10 mélanges, en choisissant ceux que l’on trouve le plus fréquemment dans les commerces romands. La plupart annonce 50% de Gruyère et 50% de Vacherin fribourgeois, certains un peu plus de vacherin, mais comme à l’œil nu rien ne ressemble plus à du fromage râpé que du fromage râpé, nous avons eu envie de faire quelques analyses.
Parmi nos 10 mélanges à fondue, 4 étaient des préparations prêtes à l’emploi, 3 provenaient de la grande distribution, mais nécessitaient l’ajout de vin et parfois de fécule, et 3 avaient été achetés dans des fromageries spécialisées.
Ensuite, c’est à la Station fédérale de recherches laitières de Liebefeld que nous les avons soumis à une batterie d’analyses chimiques.
Pierre Lavanchy de la Station fédérale de recherches laitières a piloté ces recherches. Premier constat, aucune fraude à signaler. Par contre, il note des différences entre les fromages utilisés: "Dans tous les cas de fondues que vous nous avez présentés, les 10 présentaient ces caractéristiques : Gruyère et Vacherin fribourgeois.Il y a d’assez grosses différences dans les fermentations de ces fromages, on peut dire que certains étaient beaucoup plus jeunes et certains beaucoup plus mûrs."
Les différences de maturité que nous avons mesurées concernent principalement le Gruyère. Comme la plupart des fromages, le Gruyère est un produit vivant qui évolue avec le temps. Surveiller et guider cette maturation, c’est ce qu’on appelle l’affinage. A l’intérieur des meules, les bactéries opèrent un lent travail de modification des protéines du lait. Un processus qui permet aux arômes de se développer.
Pour les connaisseurs, l’âge idéal d’un Gruyère se situe entre 8 et 10 mois. Mais toutes les meules ne supportent pas une telle maturation. Au fil des mois, une fermentation secondaire peut survenir à l’intérieur du fromage. Des trous se forment et la pâte acquiert des notes sucrées.
Le rôle de l’affineur, c’est précisément de deviner quelles seront les meules destinées à vieillir. Les autres devront être consommées plus rapidement comme Gruyère doux, ou justement râpées dans un mélange à fondue.
D’après les analyses, on peut séparer les mélanges en trois catégories :
Pour commencer, 5 fondues sont composées de Gruyères relativement jeunes.
Il s’agit du mélange râpé, exclusivité Coop; du mélange maison acheté à la fromagerie Duttweiler, rue de l’Ale à Lausanne; de la fondue Gerber, prête à l’emploi; du mélange moitié-moitié Mifroma de la Migros; du mélange moitié-moitié Cremo; et du mélange maison acheté à la fromagerie Pillonel, aux Halles du Molard à Genève.
Ensuite, 3 mélanges contiennent des fromages plus mûrs.
Le mélange maison de la fromagerie Cuennet, rue de Vevey à Bulle; la fondue prête à l’emploi de la Migros, et la fondue Caquelon d’Or, de la marque Cremo, également prête à l’emploi.
Enfin, un mélange se distingue des autres. Selon Pierre Lavanchy: "Il y en a un particulièrement qui nous paraît beaucoup plus mûr que les autres, il présente peut-être une légère fermentation secondaire du Gruyère, et c’est pour ça qu’il a été utilisé en râpé et distribué à la fondue, mais les autres sont tout à fait corrects et correspondent à des Gruyères de bon ton."
Il s’agit de la fondue prête à l’emploi au Vacherin fribourgeois de la marque Tiger Käse AG.
Par rapport aux différences que vous avez mesurées, quelle influence cela peut avoir sur le goût de la fondue? Pierre Lavanchy ne peut le dire... il faudrait les déguster.
C’est une excellente idée, que nous avons précisément mise à exécution. Nous avons choisi, comme cadre à cette dégustation, l’Ecole de fromagerie de Moudon, d’une part parce que c’est l’un des deux centres romands de formation des fromagers, mais surtout parce que c’est à Moudon que Brillat Savarin découvrit la fondue et en rédigea la première recette.
Ce jour-là, à Moudon, la température oscillait entre –1 et 0 degrés, un vent glacial piquait le visage, bref, un véritable temps à fondue.
Aux fourneaux, Monique Neuschwander et Marie-Claire Mottaz, toutes deux employées à l’Ecole de fromagerie et expertes dans le maniement du caquelon. La première est l’épouse d’un fromager, la seconde a grandi dans un restaurant spécialisé dans la fondue.
Afin que tous les mélanges soient jugés selon la même recette, nous nous sommes appuyés sur la composition des sachets déjà prêts à l’emploi. Ainsi, les ingrédients étaient les mêmes pour tous : ail, vin blanc et kirsch. Pour chaque mélange, une fiche technique précisait s’il était nécessaire de rajouter un ou plusieurs de ces produits.
Restait la composante essentielle de toute bonne fondue : les convives. Le jury était composé de Véronique Zbinden, journaliste gastronomique; Philippe Berthoud, directeur de l’Ecole de fromagerie de Moudon; Michel Petten, fromager et élève en brevet de fromagerie; Pierre Lavanchy, spécialiste de l’analyse sensorielle à la Station fédérale de recherches laitières. Et comme il s’agissait de fondues moité-moitié, Philippe Bardet, directeur de l’Interprofession du Gruyère et Jean-Nicolas Philipona, président de l’Interprofession du Vacherin fribourgeois.
Comme la fondue est un plat que l’on ne peut pas maintenir au chaud durant une heure, le jury a dégusté les mélanges un par un, dans un ordre tiré au hasard. A la fin de la dégustation, certains jurés ont cependant souhaité goûter une nouvelle fois la première fondue de la série.
Chacun devait se prononcer sur l’homogénéité, l’odeur, la consistance et le goût. Personne n’a perdu son pain, et finalement, après une heure et quart et 11 caquelons, c’est un jury souriant et rassasié qui a rendu son verdict.
On commence par le moins bon. Il s’agit du produit le meilleur marché de cette dégustation, le mélange prêt à l’emploi Tiger käse, une exclusivité Coop. L’analyse avait révélé un fromage très mur. Le jury ne s’y est pas trompé. Voici quelques extraits : "...tout à fait atypique, très désagréable, elle avait beaucoup trop d’alcool, de goût de vin, elle n'est pas intéressante du tout." Ou encore "... un goût gênant domine..." et encore "...elle a vraiment un goût très artificiel pour moi, entre le cenovis et le bouillon Knorr."
Ensuite, 4 mélanges ont été jugés très moyens.
En avant-dernière position, on trouve la fondue moitié-moitié, exclusivité Coop.
Mais surprise, dans ce groupe, on trouve également les 3 mélanges provenant des fromageries.
8ème, le mélange acheté chez Duttweiler, rue de l’Ale à Lausanne, le plus cher de ce panel. "...elle n'avait pas de défauts trop marqués, et au niveau de l'homogénéité, c'était très bien. Un léger goût de sel ressortait." et "...quand le côté salé ressort tellement fort, je me dis que c'est un fromage qui n'est pas de très bonne qualité."
Ensuite, un mélange acheté chez Pillonel, aux Halles du Molard à Genève, qui a été jugé "...un peu liquide.." ou encore "..trop fluide..".
Enfin 6ème, le mélange de la fromagerie Cuennet, rue de Vevey, à Bulle, a été trouvé "...acide et un peu amer."
Les 4 mélanges suivants ont été mieux appréciés. De l’avis général, tous correspondaient à ce que l’on attend d’une moitié-moitié.
5ème de cette dégustation, la fondue moitié-moitié prête à l’emploi de la Migros.
Ensuite, deux fondues sont un peu mieux jugées : il s’agit également d’un produit Migros, le mélange Mifroma, dont un juré ne lui a trouvé qu'un défaut "...elle est un peu gommeuse."
Idem pour le mélange Cremo : "Elle était très onctueuse...", et selon un autre juré "...elle était un peu trop épaisse, et je crois que si je l’avais faite moi-même, j’aurais ajouté du vin pour enlever cette épaisseur qui était désagréable.
Enfin, dans ce groupe, on trouve encore un mélange Cremo : la fondue prête à l’emploi Caquelon d’or, elle arrive en seconde position du classement. Pour certains, c'était leur préférée : "...assez onctueuse, crémeuse, d'un très bon goût."
Et on arrive à la gagnante de cette dégustation. Il s’agit également d’une fondue prête à l’emploi : Le mélange GERBER, l’un des moins chers de ce panel. De l'avis quasi général, cette fondue est crémeuse. Son onctuosité, sa consistance et son homogénéité ont été jugés presque parfaits. En bref, c'est leur préférée.
Au cours de cette dégustation, aucun des jurés n’a été capable de distinguer systématiquement les mélanges prêts à l’emploi de ceux ne contenant que le fromage. A l’exception du dernier du classement, tous auraient fait figure honorable sur la table d’un chalet. Et pour les commentaires généraux: "C’est relativement moyen, mais c’est ce qu’on attend de ce type de produit. Si j’en veux une bonne, j’irai moi même chercher les fromages qu'il me faut et je ferai moi-même mon mélange." Et encore, "...il y a plus que simplement la marchandise qu’il y a dans le caquelon, si vous me passez l’expression. Il y a quand même encore tout un état d’esprit, tout un environnement social qui fait que, réellement, on a du plaisir à apprécier une fondue."
Honnêtement, on ne s’attendait pas à un tel résultat, et les dégustateurs encore moins. On vous laisse imaginer la tête qu’ils ont fait en découvrant qu’ils avaient plébiscité une fondue prête à l’emploi. Ne hurlez pas, tout s’explique : le produit est tellement simple que même industrialisé, il reste proche de ce qui se fait artisanalement. Rien à voir avec la paella lyophilisée ou la moussaka surgelée. En Suisse, les efforts accomplis dans le cadre des demandes d’AOC font que la qualité générale des Gruyères et des Vacherins fribourgeois est excellente, y compris ceux qui finissent râpés. Il suffit ensuite à l’industriel de trouver une bonne recette et le tour est joué. On a donc deux alternatives : si l'on est un roi du caquelon, on choisira son fromager, son propre mélange et son dosage d’ingrédients. Sinon, vous l’avez vu, un mélange tout prêt fera une repas tout à fait honorable, l’essentiel étant qu’il fasse bien froid dehors et que les invités soient bien lunés.