Une fois mis le pied en plastique dans l'entreprise, le sytème de fontaines devient une vraie rente de situation: livraison des bouteilles, entretien de l'installation... bref, l'affaire roule toute seule
Quand il évoque la consommation d’eau en fontaine dans son grand magasin, Jacques Louviot, directeur de Globus Genève, n’en revient toujours pas. Elle prend des allures de phénomène: « Cela représente 3000 litres par mois environ, ce qui est équivalent à une bonbonne par jour et par emplacement puisqu’on a sept emplacements dans le magasin. »
L’entreprise a installé des fontaines il y a un an et demi. Depuis, l’habitude s’est installée, apparemment sans diminuer les ventes de boissons du magasin.
Jacques Louviot : « Le client qui vient et qui a spontanément soif, prend un gobelet d’eau à une fontaine et ne va pas chercher le côté convivial de s’asseoir à une table. Les retirer aujourd’hui me paraît relativement difficile. C’est une question d’image et de service à la clientèle. Ce serait un retour en arrière qui serait peut-être mal perçu. »
Cyril Halifi, Responsable suisse Cristalp Fontaine: « Nous sommes dans un pays de service et la fontaine à eau est avant tout un service. Nous proposons de l’eau minérale livrée à domicile, dans les foyers et les sociétés. »
Cristalp Fontaine, la marque des sources minérales Henniez, présente sur ce marché depuis un an et demi seulement, nous a ouvert ses portes pour comprendre comment cela fonctionne. Les bouteilles destinées aux fontaines, en polycarbonate, peuvent être réutilisées une dizaine de fois avant d’être recyclées définitivement. A leur arrivée, elles sont contrôlées olfactivement et visuellement, puis lavées. Ensuite, on procède au remplissage des bonbonnes. Du lavage à la mise en bouteille, cette chaîne produit 300 bouteilles à l’heure.
Dominique Monney, directeur Assurance Qualité, Recherches et Développement, Cristalp Fontaine: « Cette eau n’est pas traitée, ce qui caractérise une eau minérale. Il est vrai que la flore bactérienne est normale et elle est nécessaire, elle est une donnée inhérente à l’existence d’une eau minérale. Ce que nous devons impérativement assurer, c’est que nous ayons une absence totale de germes pathogènes. Nous effectuons des contrôles réguliers et permanents lors de la production. Ces contrôles microbiologiques nous assurent que nous sommes absolument en règle avec la législation et conservons le plus haut niveau de qualité et de sécurité alimentaire. Des problèmes peuvent survenir. Le plus important est d’être capable d’identifier leur origine. Nous avons un système de traçabilité qui assure en permanence une capacité à mettre le doigt sur l’origine du problème et savoir à tout instant où sont parties nos bouteilles afin de préserver la sécurité de nos consommateurs. »
Les bouteilles sont enfin stockées à l’abri des intempéries avant d’être acheminées chez les quelques 130 dépositaires de la marque.
La fontaine elle-même se loue. On prend un abonnement qui comprend, dans la mesure où l’eau stagne, un service d’hygiène tous les 4 mois. L’employé change les pièces en contact avec l’eau ou, dernière trouvaille du marché, vérifie que le client ait procédé à la sanitation lui-même: le système chauffe l’eau à 120 degrés permettant de stériliser l’appareil. Théoriquement, le client le nettoie donc lui-même, autant de fois qu’il le veut.
Cyril Halifi : « Il est tout à fait légitime que pour les un ou deux litres qui passent dans notre corps, le consommateur souhaite avoir la qualité maximale. Nous essayons d’avoir le minimum de problèmes du point de vue de la pollution, étant donné que nous travaillons avec notre eau sur un réseau de dépositaires qui existe et qui tourne de toute façon. Dans chaque ville, vous avez un certain nombre de camions qui livrent des boissons. Nous intégrons notre produit à ces camions existant : nous ne polluons donc pas plus, mais nous optimisons une distribution existante. »
En plus des montagnes de déchets générées par les gobelets, ce système implique tout un va-et-vient par camion, pour amener les bouteilles pleines et les faire repartir, à vide, vers l'usine de production. Quand on connaît l'état de la planète et si l’on veut laisser une ou deux gouttes de pétrole ainsi que quelques bouffées d'air respirable aux prochaines générations, il serait temps de se demander si ce genre de commerce est vraiment prioritaire.
Environ 1,5 million de ces bonbonnes est vendu en Suisse par année, soit quelques 28 millions de litres d'eau, puisque chacune contient 19 litres, ce qui correspond à 5 gallons, l'unité de mesure utilisée aux Etats-Unis, d'où vient cette formidable mode. Sauf que là-bas, l'eau du réseau est souvent de piètre qualité ou présente un mauvais goût. Ce n'est pas le cas en Suisse : l'eau du robinet est excellente, aussi bien en terme de goût que sur le plan bactériologique. Dans certaines régions, c'est même de l'eau de source qui coule dans les tuyaux, identique parfois à celle mise en bouteille et vendue dans le commerce.
Quel est donc l'avantage de ces fontaines? L'eau est-elle meilleure, aussi bien ou moins bien que celle du robinet? Pour répondre, nous avons fait analyser quelques échantillons prélevés à différents endroits de Suisse romande: commerces, banques ou encore administrations. Partout, nous avons procédé de la même manière : nous avons utilisé des flaconnets stériles, puis les avons acheminés au laboratoire, en respectant scrupuleusement, tout au long du processus, les consignes techniques pour ce genre de prélèvements. Au total, 28 échantillons ont été retenus pour ce test, les marques sont plus ou moins représentées au hasard des fontaines que nous avons trouvées sur notre chemin. C’est le laboratoire cantonal vaudois qui s’est chargé des analyses.
C’est d’abord la composition minérale des eaux en fontaine qui a été vérifiée.
Bernard Klein, chimiste cantonal : « La teneur en nitrates est très basse, souvent bien plus basse que dans les eaux des réseaux. La teneur en sodium est également faible, ce qui, d’un point de vue sanitaire, est un avantage pour le consommateur. Mais, en ce qui concerne la minéralisation, il n’y a rien de particulier à relever. »
On passe ensuite aux choses plus sérieuses et moins ragoûtantes, l’analyse microbiologique, à commencer par le recensement des germes aérobies mésophiles ou germes totaux, c’est-à-dire l’ensemble des micro-organismes susceptibles de proliférer.
Bernard Klein : « Dans l’eau du réseau, donc dans l’eau du robinet, on ne doit pas trouver plus que 300 germes par millilitre car c’est normalement une eau qui a un temps relativement faible entre le moment où elle est issue de la source et le moment où elle arrive au robinet. Par contre, les eaux en bouteille sont des eaux stagnantes, qui vont pouvoir voir proliférer les germes qui s’y trouvaient au départ. On va donc avoir des valeurs beaucoup plus élevées que celles qu’on retrouve habituellement dans une eau de robinet. »
Sur les 6 échantillons de la marque Bluestream, nous avons relevé 92, 170, 400, 880, et à deux reprises, plus de 2000 germes aérobies mésophiles par millilitre.
Dans les échantillons des marques Cristalp, Culligan, Eden et Opalia, nous avons systématiquement passé la barre des 2000 germes par millilitre, chiffre au-delà duquel le chimiste ne les a plus comptés.
Bernard Klein : « Cela indique tout simplement que c’est une eau qui a été stockée pendant un temps relativement important. Ces germes ne sont pas dangereux pour le consommateur. Ils indiquent simplement que c’est une eau qui a stagné dans la bouteille durant plusieurs semaines à plusieurs mois. Normalement, nous en retrouvons également quelques-uns dans l’eau de réseau. Dans des conditions habituelles, on n’est jamais en dessus de quelques dizaines. »
Le laboratoire s’est ensuite intéressé aux germes spécifiques, escherichia coli, enteroccocus et pseudomonas aeruginosa. Ces bactéries présentent un risque pour la santé, en particulier des personnes immuno-déprimées. L’ordonnance sur l’hygiène des denrées alimentaires interdit toute présence de ces trois types germes.
Les résultats :
Bluestream, 6 prélèvements, aucun germe détecté.
Eden, 7 prélèvements, aucun germe détecté.
Opalia, 4 prélèvements, aucun germe détecté.
Cristalp Fontaine, 3 prélèvements, dans l'un d'entre eux, 25 pseudomonas aeruginosa par 100 ml : c’est inacceptable.
Culligan 8 prélèvements, à 3 reprises des pseudomonas aeruginosa 36, 105 et 2'100 par 100ml : c’est inacceptable.
Bernard Klein : « Ce n’est pas normal car le droit en vigueur en Suisse prévoit qu’on ne doit pas trouver de pseudomonas dans les eaux embouteillées. Ainsi, si l’on retrouve des pseudomonas aerugiona, cela veut dire que, quelque part au long de la chaîne de production, il y a eu une contamination. Ce germe n’est pas particulièrement pathogène, ni dangereux pour les personnes en bonne santé, mais il indique que d’autres germes, qui pourraient être beaucoup plus dangereux, pourraient eux aussi se retrouver dans cette eau. Ces résultats sont donc inquiétants. »
Contacté, Cristalp Fontaine relève, à propos de la présence de pseudomonas aeruginosa dans un échantillon : « Nous constatons que, malgré les recommandations sur les mesures d’entretien et d’hygiène dans les lieux publics, la qualité des produits alimentaires dans ces lieux ne peut être contrôlée en permanence par les producteurs. Une fontaine à eau constitue un système statique(...) qui peut être sensible à des pratiques de nettoyage ou de consommation non-hygiéniques. »
Pour le laboratoire cantonal, ces résultats indiquent en tout cas que la manière de distribuer de l’eau en fontaine n’est pas encore optimale, contrairement à l’eau de réseau, la plupart du temps.
Bernard Klein : « En Suisse, l’eau du réseau est d’excellente qualité et extrêmement contrôlée. L’eau que l’on trouve au robinet est d’une qualité tout à fait adéquate pour en consommer régulièrement et sans aucune crainte. »
Interview de Luciano Coccagna responsable qualité Culligan Suisse uniquement disponible en vidéo.
Un conseil concernant les eaux infectées: évitez de porter les mains aux yeux après avoir touché cette eau, ne vous en aspergez surtout pas le visage, en particulier si vous êtes porteur de lentilles car une contamination de l'oeil par des pseudomonas peut être très grave, en particulier si la lentille a provoqué des micro-lésions de la cornée, par lesquels le germe peut facilement entrer.
Conscientes que ces fontaines sont une aberration sur le plan écologique, certaines entreprises tentent de développer des points d'eau à boire, directement branchés sur le réseau, aussi accessibles que les bonbonnes, mais alimentées par l'eau du robinet. L'avantage de boire de l'eau du réseau est qu'elle ne stagne pas dans des bonbonnes en plastique et qu'elle n'est pas stockée sur des transpalettes en plein soleil comme on le voit parfois. Nous oublions trop souvent le luxe inouï d'avoir de l'eau pure en permanence et gratuite. Nous ne payons pas l'eau du robinet, seulement sa captation jusque dans les profondeurs de la terre parfois, son transport et son assainissement.
Phlippe Collet, conseiller technique, Société suisse de l'Industrie du Gaz et des Eaux: « Sur les hauts de Lausanne, au lieu dit la Claie aux moines, il y a un captage d’eau qui appartient à la ville de Lausanne. Il pénètre profondément dans la colline, environ 150 m de longueur, dans le captage proprement dit, à moins 35 mètres de la surface du sol. L’eau ruisselle des parois et puis elle est captée dans ce corridor, puis dans des conduites en direction du réservoir et du réseau. »
Chaque année, en Suisse, on capte ainsi un milliard de mètres cube d’eau de provenances diverses.
Philippe Collet: « Il y a environ 20% d’eau de surface. On appelle eau de surface les lacs. Il n’y a, à ma connaissance, pas de captage fait en rivière. Sinon, il y a les eaux souterraines qui peuvent être de deux types : de la nappe phréatique ou des sources. »
38% de cette eau parvient dans le réseau sans traitement, 33 % subissent un traitement et 29% plusieurs traitements, il s’agit de filtration pour certaines eaux, surtout celles des lacs. Quant à la désinfection, elle est essentiellement de deux types.
Philippe Collet: « La désinfection à base de chlore est utilisée le plus couramment, avec des procédés comme l’eau de javel ou le chlore gazeux. Le chlore est un excellent désinfectant : il va tuer toutes ces petites bestioles. Un autre type de désinfection existe: par ultra violets. »
Quand il est utilisé comme dans l’installation de la Claie aux Moines, le chlore, ici sous forme d’eau de javel, est instillé à doses infimes - 2g pour mille litres d’eau, ceci de façon à déployer son action désinfectante tout au long du parcours. A son arrivée dans le robinet du consommateur, il sera totalement dissout.
Philippe Collet: « Chaque distributeur d’eau doit mettre en place, selon la législation suisse, un autocontrôle: c’est en quelque sorte une assurance-qualité. Il doit pouvoir garantir en permanence qu’il a pris toutes les précautions pour que l’eau, qui est distribuée aux consommateurs, réponde aux normes de potabilité. »
Une qualité par ailleurs garantie par les prélèvements effectués ponctuellement par les chimistes cantonaux chez les quelques 3000 distributeurs que compte le pays.
Le paradoxe est que notre consommation d'eau en bouteille ne cesse d'augmenter. Cela se comprend dans d'autres pays, comme en France par exemple, où 60% des nappes phréatiques sont contaminées par des pesticides. En Bretagne, à cause des pollutions engendrées par l'élevage intensif de porcs, les habitants sont contraints de boire de l'eau en bouteille, celle du réseau n'ayant plus les qualités suffisantes. Quand on habite ces régions, on n'a pas le choix. Mais en Suisse, nous avons de la bonne eau. Pourtant, le marché de l'eau en bouteille progresse grâce à la pub et au marketing. Les minéraliers investissent énormément d'argent pour nous convaincre de boire l'eau de leur marque. Des coûts évidemment reportés sur le prix que payera le consommateur pour chaque bouteille. L'eau du robinet ne bénéficie pas de cette incitation à la consommer.
Comment votre produit est-il transporté chez le consommateur ?
Philippe Collet, Conseiller technique, Société Suisse de l'Industrie du Gaz et des Eaux : « Il est transporté par des conduites souterraines. Cela a plusieurs avantages, tout d’abord l’eau sera toujours au frais et puis, d’autre part, il n’y a pas d’encombrement sur les routes. »
Cyril Halifi, Responsable suisse Cristalp Fontaine : « Nous passons par un réseau de distribution existant, qui livre en Suisse un bon millier de produits avec ou sans alcool. »
L’approvisionnement est-il garanti en tout temps ?
Philippe Collet : « Oui, l’approvisionnement est garanti. Les réseaux sont pour la plupart interconnectés et nous avons des réservoirs, un certain stockage, qui permettent d’alimenter en cas de coupure d’électricité par exemple. »
Cyril Halifi : « Oui, sous 48 heures nous pouvons livrer nos clients. »
Qu’en est-il du stockage et du délai de consommation de l’eau ?
Philippe Collet : « Le stockage se fait dans les réservoirs qui sont des ouvrages enterrés à l’abri de la lumière et de la chaleur, donc une garantie de fraîcheur. D’autre part, le temps n’excède pas 48h. »
Cyril Halifi : « Nous stockons nos bouteilles sur le lieu de production, à Saxon. Le délai de consommation est de 9 mois. »
Cyril Halifi : « Apporter un produit alimentaire de la meilleure qualité possible directement chez les consommateurs et leur proposer un outil de consommation pour avoir une eau fraîche et donc un confort plus important. »
750 francs en moyenne pour un mètre cube d'un côté, contre 1 franc 50 de l'autre, pour le même mètre cube au robinet... économiquement, il n’y a pas photo non plus! Pourtant, les entreprises qui ont réussi à résister à l'invasion de la bonbonne de 5 gallons ne sont pas nombreuses.