Longtemps, notre système de santé a été vanté comme l'un des meilleurs du monde. Aujourd'hui, des personnes souffrantes sont obligées d'attendre plusieurs mois pour une opération. Nos primes, si élevées, n'ont-elles pas empêché l'institution d'une médecine à deux vitesses ?
En attendant l'opération : témoignages
« Ca a commencé à me faire
très, très mal, même la nuit, raconte Sandrine Amstutz, des radios
ont été faites : il n'y avait plus de cartilage dans le genou
gauche. Le médecin m'a dit qu'il fallait opérer rapidement pour
mettre fin aux douleurs. » Daniel Viry, lui, souffrait
d'intenses douleurs aggravées par deux chutes. Quant à Claude
Fontaine, elle était atteinte d'une arthrose de la hanche qui
l'empêchait de marcher. Ces trois patients ont un point commun :
ils ont opté pour l'assurance maladie de base. En cas d'opération,
ils doivent aller dans un hôpital public pour que leur assurance
prenne en charge les frais de l'opération. C'est là que leur
problème s'est sérieusement aggravé. Sandrine Amstutz, a bien des
difficultés pour atteindre le service concerné à l'hôpital et doit
attendre plusieurs semaines pour un premier rendez-vous. Claude
Fontaine et Daniel Viry connaissent des déboires similaires. Daniel
Viry : « J'ai contacté l'hôpital cantonal et ils m'ont dit
qu'il y avait dix mois d'attente. » La circulaire que
reçoivent tous les patients genevois qui contactent le service
d'orthopédie des HUG est sans équivoque : elle annonce une attente
de plusieurs mois pour une consultation pré-opératoire.
Cliniques aux tarifs
exorbitants
Sandrine Amstutz envisage alors d'aller se faire opérer dans une
clinique privée. Mais le coût de l'opération s'avère très élevé,
environ 15'000 francs, et son assurance de base met son veto,
n'acceptant même pas de lui rembourser ce qu'elle aurait couvert
aux HUG. Elle se résout donc à attendre, non sans subir les
conséquences de ce délai. Sandrine Amstutz : « Je prenais 9 à
10 médicaments par jour et, de novembre à juin, j'ai marché avec
des béquilles. » Mais pour d'autres patients, vraiment
impossible d'attendre. Avec l'aide de son médecin, Claude Fontaine
a cherché à se faire opérer dans l'hôpital public le plus proche de
celui de Genève, c'est-à-dire Nyon : « J'ai fait une demande au
département pour obtenir l'autorisation d'une hospitalisation extra
cantonale. Elle m'a été refusée, sous prétexte que l'opération
était réalisable dans le canton de Genève. » Malgré le refus
de Genève, Claude Fontaine s'est fait opérer à Nyon, sans savoir
vraiment qui paiera quoi. Son médecin généraliste s'est mis en
rapport avec l'assurance, expliquant qu'il s'agissait d'une
urgence. Elle attend le verdict. Daniel Viry, lui non plus, ne
pouvait attendre dix mois avant d'être opéré, vu les douleurs qu'il
ressentait. Il décide donc d'aller en clinique privée, malgré les
problèmes d'argent. Il doit alors trouver 26'000 francs pour entrer
en clinique. Il y parviendra grâce à ses proches.
Médecins
discrets
Comment en est-on arrivé à un tel engorgement ? Les médecins des
services concernés évoquent le manque de moyens, les problèmes
d'effectifs, ou le fait que le politique, que les assurances
veulent réduire l'accès aux soins pour des raisons d'économie. Ils
refusent cependant de témoigner face à la caméra d'ABE. Le sujet
est, semble-t-il, hautement sensible. La direction administrative
de l'hôpital, de son côté, cherche plutôt à minimiser le problème
et dit chercher des solutions pour améliorer la situation, sans
donner plus de précisions. Pendant ce temps, l'attente continue
pour les patients. Claude Fontaine : « C'est d'une injustice
flagrante. Ca prouve que les gens qui ont les moyens peuvent
choisir leur médecin, leur établissement, la façon dont ils vont
être soignés, etc., tandis que celui qui n'a pas les moyens ne peut
pas. Il y a une médecine à deux vitesses, c'est indiscutable.
»
Les raisons de l'engorgement
En plus de la chirurgie orthopédique, d'autres services des
hôpitaux publics, notamment l'ORL, sont saturés, et cela non
seulement à Genève, mais aussi à Lausanne ou à Bâle. Plusieurs
facteurs contribuent à ces engorgements.
Vieillissement de la
population
Premièrement, l'augmentation du nombre de patients à cause du
vieillissement de la population. C'est particulièrement vrai en
orthopédie : toujours plus de gens souffrent d'arthrose notamment
et ont donc besoin de prothèses de hanche. Dr. Pierre-Alain
Courvoisier, président des chirurgiens orthopédistes genevois :
« A Genève, je pense qu'il y a deux fractures du col du fémur
par jour. Ce sont des personnes âgées. Il faut les opérer, mais
elles ne peuvent pas rentrer rapidement à la maison et ça
représente donc une activité assez lourde. Viennent se rajouter à
cela toutes les opérations électives, notamment les prothèses du
genou. Dans les années 80, on était à peu près à mille par année en
Suisse, on est actuellement à huit, à neuf mille par année. »
Sans compter les blessures liées aux accidents de sport, gros
pourvoyeurs de travail chirurgical orthopédique.
Tarmed
Deuxième raison : une augmentation du nombre de patients qui
viennent à l'hôpital pour des opérations en ambulatoire. On peut
appeler cela l'effet Tarmed. Introduit en 2004, ce tarif a révisé
fortement à la baisse le prix des opérations pratiquées en
ambulatoire, où le patient n'a pas à passer de nuit à l'hôpital.
Résultat : médecins et cliniques ont jugé moins intéressant de
pratiquer celles-ci. C'est particulièrement le cas à Genève,
notamment, par le fait qu'il y a dans ce canton davantage de
patients avec une assurance complémentaire. Les cliniques privées
préfèrent donc réserver leurs blocs opératoires pour les
interventions plus importantes qui nécessitent une hospitalisation
et qui sont donc plus rentables. Dans le canton de Vaud, la
situation est différente : il y a une dizaine d'hôpitaux publics et
plus de concurrence entre les cliniques privées. Pierre-Frédéric
Guex, président de Vaud Cliniques : « Si un médecin, qui a une
activité hospitalière et chirurgicale au sein d'une clinique, est
demandeur pour un certain nombre d'opérations en ambulatoire, on
rentre en matière. Sinon, la concurrence jouant son rôle, il irait
essayer de les faire ailleurs. »
Restrictions
budgétaires
Autre facteur qui aggrave le problème des listes d'attente : cet
afflux supplémentaire de patients arrive au moment où les hôpitaux
publics sont soumis à de fortes pressions pour réduire leurs coûts.
Ils le font notamment en fusionnant les services et en réduisant le
nombre de lits. Sans oublier le fait qu'ils doivent maintenant
respecter aussi pour les médecins assistants la loi sur le travail
qui limite à 50 heures la semaine de travail. A Genève, la
situation découlant des listes d'attente à l'hôpital est si grave
que plusieurs députés radicaux viennent de déposer une motion à ce
sujet. Parmi eux, Patrick Saudan. « Actuellement, les délais
deviennent tellement importants qu'ils commencent à être
préjudiciables pour la santé des patients. Cela va induire des
coûts, cela va aussi induire des arrêts de travail pour les
patients qui sont encore actifs. Ca devient un problème de santé
publique. »
Partenariat public-privé,
la solution ?
La motion demande au Conseil d'Etat de mettre en place une
collaboration entre public et privé. Un tel partenariat
public-privé existe déjà pour l'assurance accidents sur initiative
de la Suva. Et dans certains cantons, un partenariat public privé
fonctionne déjà pour l'assurance maladie, par exemple entre le CHUV
et les cliniques lausannoises. Pierre-Frédéric Guex : « Les
trois cliniques de Lausanne travaillent régulièrement avec le CHUV.
Si les cliniques sont remplies par des patients privés, on refuse
ces hospitalisations, mais il y a des périodes où ça arrange tout
le monde. » Pourquoi un tel partenariat n'a-t-il pas été mis
en place à Genève, où les blocs opératoires des cliniques ne sont
pas utilisés à 100% ? Dr Patrick Saudan : « Ni les cliniques
privées ni les chirurgiens n'ont un immense intérêt à le faire
parce qu'ils gagnent bien leur vie. La seule solution, c'est de
mettre tout le monde autour de la table et d'essayer de trouver un
tarif qui convienne aux chirurgiens et aux cliniques privées. C'est
clair que tout le monde devra faire un effort, l'Etat devra
supporter un surcoût transitoire. » Et c'est là tout le
problème. Que pensent les chirurgiens orthopédistes genevois d'une
telle solution mixte public-privé ? Dr. Pierre-Alain Courvoisier :
« C'est évidemment exclu sans une aide de l'Etat. C'est à
l'Etat qu'il appartient maintenant de réunir toutes les personnes
concernées pour chercher, ensemble, une solution. Nous, on est
prêts. »
Entretien avec Pierre-François Unger, Conseiller d'Etat
genevois, Département de la santé
Disponible uniquement en vidéo.
MV Santé, un centre ambulatoire privé
A la périphérie de Lausanne s'est installé un centre ambulatoire
privé, MV Santé. Il est né alors que se profilait l'introduction du
Tarmed avec ses tarifs sérieusement revus à la baisse.
Milan Vuckovic : « Les
cliniques privées annonçaient qu'aux tarifs qui allaient être
pratiqués, elles ne pourraient pas continuer à faire de la
chirurgie ambulatoire. Pour beaucoup de médecins interventionnistes
en urologie, en gynécologie, en ophtalmologie, en chirurgie de la
main et d'autres, c'est indispensable de pouvoir continuer à faire
de la chirurgie ambulatoire. » Une quarantaine de médecins se
sont associés au projet. Milan Vuckovic, un des co-fondateurs, a
une formation d'ingénieur. Il assure la gestion administrative et
financière. Fonctionnalité, ergonomie et efficacité ont présidé à
la conception de ce centre qui comprend une zone d'accueil, des
salles de repos pour les patients, deux blocs opératoires et une
salle de réveil.
Rentabilité
optimisée
La configuration de l'espace permet aux praticiens de gagner du
temps entre les opérations. Dr. Vincent Merz : « Ce gain de
temps nous permet d'opérer plus de patients dans une unité de
temps. C'est une des raisons qui nous poussent à venir ici. »
Les patients, de leur côté, ont l'avantage de pouvoir être opérés
rapidement, par leur médecin traitant. Les opérations sont
facturées ici comme à l'hôpital, au tarif Tarmed. Milan Vuckovic :
« Lorsque ces opérations sont faites dans un site comme un
hôpital cantonal, il y a des pertes d'argent. Ces surcoûts sont
payés par les subventionnements cantonaux. » Pour s'en sortir,
le centre doit, lui, miser sur un gros volume d'opérations et une
forte rentabilité. « En 2007, il nous a fallu effectuer sur
trois centres de chirurgie dix mille opérations pour ne pas perdre
d'argent. C'est un système d'infrastructure. Que ça soit dans les
opérations ou dans l'industrie de l'aviation, vous devez remplir
votre centre et avoir une administration partagée parce que les
coûts administratifs sont quand même très élevés. » Même
préoccupation de rentabilité chez les médecins. Dr Vincent Merz :
« On ne peut pas arrêter d'opérer parce que les patients ne
rapportent pas assez d'argent au tarif fixé. Le tarif est ainsi
fait, nous devons l'accepter et nous organiser pour perdre moins de
temps entre les interventions et donc, je dirais, moins d'argent.
»
Coopération avec le
CHUV, pas avec les HUG
Une quarantaine d'opérations différentes peuvent être pratiquées
en ambulatoire dans ce centre. Et un des objectifs des responsables
a été, dès le début, de se profiler comme une solution de délestage
des blocs opératoires du CHUV. Milan Vuckovic : « Une fois par
semaine, des médecins de chirurgie générale qui font des hernies
inguinales, des varices ou des hernies ombilicales viennent
intervenir ici sur les patients du CHUV. » Le centre envoie la
facture à l'assurance du patient. Il encaisse ensuite ce qui
correspond, selon le tarif Tarmed, aux frais d'anesthésie,
d'infrastructure et de personnel. Il reverse au CHUV le montant
correspondant aux honoraires des médecins. MV Santé exploite
également un centre équivalent à Genève. Alors une telle
collaboration avec l'hôpital public genevois serait-elle possible ?
Milan Vuckovic : « Pour nous, c'est possible, mais on n'est pas
seul, il faut le partenaire qui est l'hôpital. Nous n'avons pas
réussi à rentrer en communication avec l'hôpital de Genève. »
Il assure que ce n'est pas faute d'avoir essayé.
Mal couvert malgré une complémentaire
Une assurance complémentaire d'hospitalisation, une "privée",
comme on dit, vous donne le droit de vous faire opérer en clinique.
Mais elle ne vous couvre pas contre les mauvaises
surprises...
Le 28 avril 2006, à la suite d'une douleur dans l'aine, Pierre
Fell s'est rendu aux urgences du CHUV. Après trois jours
d'hospitalisation, on lui annonce plusieurs jours pour un IRM ou un
scanner permettant d'établir un diagnostic. « Je ne pouvais pas
attendre, j'avais mal. J'ai téléphoné à un médecin que je
connaissais qui m'a dit de venir dans une clinique où ils m'ont
fait tous les examens. » Un diagnostic est établi, qui
permettra l'opération.
Facture
surprise
Examen, diagnostic et opération ont ainsi eu lieu en clinique
privée. Si Pierre Fell s'y était fait transférer, c'est parce qu'il
avait une assurance complémentaire d'hospitalisation. Il pensait
donc être parfaitement couvert. Trois mois plus tard, il reçoit de
la clinique une facture de plus de 7'000 francs. Il s'agit de la
part qui devait être prise en charge par son assurance de base,
l'assurance complémentaire ayant assumé sa part des frais. Mais de
son côté, l'assurance de base a déjà payé les trois jours
d'hospitalisation au CHUV, selon le tarif APDRG, c'est-à-dire un
forfait par pathologie. Elle estime donc avoir rempli ses
obligations concernant cette maladie. En outre, elle indique que le
transfert du CHUV en clinique privée n'était pas conforme au
principe d'économicité prévu par la LAMAL.
Pas de couverture totale
Pierre Fell : « J'ai donné ça à ma protection juridique, mais
ils n'ont pas pu faire grand- chose jusqu'à maintenant. »
Commentaire de Gilles-Antoine Hofstetter, avocat, ASSUAS
(Association suisse des assurés): « On est vraiment dans une
situation de perdant-perdant. Le patient s'acquitte de primes
d'assurance complémentaire, qui sont parfois très onéreuses, et il
n a pas de couverture totale. Il devra payer une partie de son
séjour en hôpital, c'est une situation qui est profondément
injuste. »
Prise en charge et
facturation floues
Une situation injuste, mais pas unique. Pierre Fell : « Les
médecins de la clinique m'ont dit qu'il y avait plusieurs cas comme
ça et qu'ils n'y pouvaient rien en raison de dispositions de la
LAMAL. » Des dispositions dont il est bien difficile, en tant
que patient, de prévoir les conséquences. Gilles-Antoine Hofstetter
: « On a à l'heure actuelle un système de tarification très
complexe, les hôpitaux sont actuellement bien en peine pour nous
renseigner et renseigner les patients à ce propos. Il y a également
un flou dans la prise en charge par les assurances, notamment en
cas de séjour en clinique privée. Parfois, on applique le tarif
APDRG, qui est un nouveau tarif de facturation par pathologie,
parfois on applique un forfait journalier, parfois on passe de l'un
à l'autre. Il y a une pratique qui est loin d'être uniforme, une
pratique qui est incohérente, le patient ne s'y retrouve pas.
»